Regard de Pierre Grouix écrivain.

Le regard de Pierre Grouix écrivain dans  « La Chancellerie ».


   « Ce que, à force de faiblesse, nous laissons / délaissons, écartons ingrats d’un revers de la main, négligents ou irrités, comme désormais indigne de nous ou de notre possible beauté, à laquelle, l’ombre d’un instant, il a pourtant concouru de la matité de son éclat – le cheveu –, la femme d’une quête originale, se refusant à confondre cette chute casuelle avec une quelconque décadence, lui accorde la finesse, la générosité oblative que suppose, porte et emporte avec elle toute forme d’attention soutenue un tant soit peu sérieuse. Le fixe, le scrute, l’envisage sans le dévisager. Le considère.
    Et plus rien pour elle ne sera comme avant. Un jour, n’importe quel jour mais une journée à part, comme l’entame d’une autre chronologie plus intime, profondément personnelle, une jeune femme a regardé vivre ses cheveux d’une façon différente, autre, autrement. Et si les humains ne peuvent encore changer d’yeux, ils sont tout à fait capables de changer de regard. La femme qui agit dont il s’agit ne les a ainsi pas écartés d’elle mais, au revers, a songé, a cherché à s’en rapprocher au plus près, au plus exact via un infini travail sur le vertige. On n’est jamais assez près, semble-t-elle dire, de ses cheveux, et finalement de soi.
    Poser la ténuité nue d’un cheveu sur le champ d’une surface, le relier finement à un autre, puis à un autre encore : toute étape du travail, le moindre degré du procès réactive à sa manière, neuve, originale, cette première vraie rencontre d’une femme en cheveux avec ses cheveux, instant de vérité à la teneur de scène originelle.
    Là où inattentifs, préférant l’ampleur ou la grandeur, appelés – ou du moins l’imaginions-nous – sur d’autres théâtres plus vastes, nous ne voyions rien jusque là, ou si peu de tellement, une plasticienne, c’est-à-dire un regard (un regard, autrement dit un amour) saisit l’enjeu et le potentiel de cette ténuité labile, jusqu’à en faire, libre, la matière première de son art, tout ensemble sa vérité humaine, son style, sa solitude multiple et son cœur innombrable.

    Inversement proportionnelle à la ténuité de l’objet qu’elle a élu, cette attention émue, émouvante aussi, vers l’apparemment peu considérable, se prend d’amour, au fil du temps, pour cette légère scène organique de sébum, de henné.
    D’un cheveu l’autre, la déclaration d’amour se poursuit. Il n’y a pas, en art, de sujet plus ou moins important, mais bien une attention vivante / vie, aiguë, incandescente, portée à la chose, qui la crée ou, en ce cas, la révèle au fil d’un lent travail d’amour dans lequel se joue, de l’ordre du micron, quelque chose du minime, de l’imperceptible, de l’à peine visible et, partant, du visible et de l’invisible.
    C’est de cette aire spéciale, celle qui sépare, et donc lie, être et néant, matière et immatériel, informe et formel, que la femme questionneuse en question a fait son lieu chéri, aimé, sa résidence d’artiste. C’est de là désormais que tout d’elle nous vient, et nous viendra tant les choses sont engagées depuis longtemps avec ferveur dans cette direction unique mais pas univoque.
    Au matériau qu’il visite, ce regard emprunte solidité et cohérence. Car, quelle que soit l’échelle adoptée, du quasi microscopique au très grand, il s’agit bien d’une méthode, d’une marche / démarche vers un cap, un Nord où, idéalement, les mains agiles feraient leur nid, leurs nœuds de cette matière élue entre toutes.
    D’une variation à une transition ou une installation, cette recherche par séries va, avance, déploie par capillarité le ressort de sa saisissante énergie, quelquefois croise, sans s’y arrêter pour autant, le figuratif, poursuit sa route, passe, passe outre, outrepasse. Il s’agit d’un monde neuf, autre, à part, où le cheveu, écrit l’artiste, est la fine métaphore de notre statut d’être humain.

    Entre-temps, accroche-temps : apparaît aussi, mise à nu, la liaison, l’affinité élective, électrique, entre le cheveu et le temps, dont le premier est l’ombre portée, l’ambassadeur ténu. S’il est l’instant fait matière, l’emblème fin de notre caducité (frondaisons plus que racines, les cheveux sont les feuilles de l’arbre que nous sommes), le cheveu est ce qui nous survit, vit obstiné, têtu, sa vie séparée après notre mort, ou son illusion, l’arbre une fois à terre, sous la terre, empire du gaz et des vers. Pour mourir, le cheveu doit, lui, passer dans l’invisible.
    D’où, sans doute, trame et drame, la vérité tragique, belle (mais aussi, l’une parce que l’autre) de cette série en cours via laquelle la femme de cet art note et consigne le fin passage violent du temps, égrène les perles de verre d’un chapelet sur la dizaine d’années que permet, qu’offre, que donne le plein hasard – ou la stricte nécessité – de chiffres qui, le 3 surtout, et davantage que les lettres, pourtant autres histoires en noir et en blanc, disent / traduisent la vérité vraie d’une personne au nom ternaire.
    20:01  20.01  2001,  20:02  20.02  2002,  20:03  20.3  2003… : la pulsation de l’éternel, le sang du temps eux-mêmes semblent battre – tant le cheveu est matière vive, vivante, soumis au caprice de l’air – en ce si fin mariage de cheveux entre eux, donnant aux mains leur noble et pleine, plénière, dimension d’union. L’approche est autant manuelle que capillaire. Quelque chose d’essentiel se joue sans jeu entre mains et cheveux.
    Art de la main, manuel, au meilleur sens du mot maniériste. Un artiste maniéré fait le monde à sa manière, à sa main.
    Ainsi, particulièrement prenant, inspirant, est un pan du propos / de la proposition d’ensemble, ces carnets de saisons où la main qui pourrait écrire, mais se contente plus modeste de poser, consigne de manière vraiment très délicate le passage, la déclinaison, cette fois en quatre, des saisons à l’intérieur de carnets que l’on dirait semblables aux plus fins herbiers des cheveux et du temps.
    La distance est ici marquante, vraiment troublante, entre ces très légers éléments du monde et l’ampleur des répercussions qu’il suscite chez celui ou celle qui les regarde. L’artiste pose ou appose ses cheveux, le spectateur pose ou appose son regard.
    En un geste aussi simple que déroutant, aussi communément commun que d’une portée autre, mystérieuse, la plasticienne fait ce que des milliards de femmes dans le vaste monde font chaque jour du matin au soir, des étoiles aux étoiles, du lever au coucher du soleil : elle porte la main à ses cheveux. Mais elle le fait autrement, lucidement, en connaissance de cause.
    De même, cette femme fait ce que d’autres font en leur travail d’aiguilles, elle tricote, mais une autre matière, comme une fibre différente, le cheveu.
    Cheveu, immobilisme apparent du temps ou, au revers, sa précipitation, sa crue, crin ou crinière au vent, à bride abattue. Un cheveu, des chevaux. Le cheveu est dans le temps – ou l’inverse – comme le o dans le e est au cœur du mot cœur.

    Si, réfléchissant (au sens où l’eau réfléchit le soleil et où celle, figée, des miroirs nous renvoie, brutale, parfois inamicale, à nous-mêmes) au mot qui pourrait être le sien propre, valoir pour elle et traduire le moins mal possible la réalité de son activité favorite, fétiche, l’artiste, courant ainsi le beau risque de la méprise, du négatif, s’en tient à celui de faiseuse, non d’anges mais d’œuvres. Et certes, le mot lui irait à ravir, lui siérait pour peu qu’on l’ajointe à sa source d’amont, son étymon, création pure et poésie.
    Et, tant elle nous porte des nouvelles de l’infini sur les chevaux du temps, le nom de factrice, féminin de ce facteur qui est facteur d’orgues, d’amours, de délices, tous mots qui passent au féminin en devenant pluriels, ne disconviendrait pas, peut-être même irait, comme on dit d’une robe, ou d’une couleur, qu’elle va. Mais toujours, à la racine de ces mots, l’action. Faire. Quelqu’un achève / parachève quelque chose, le fait et, ce faisant, le parfait.

    C’est, dirait-on, à l’origine du temps que, au double sens du terme, ces entretiens de cheveux s’accomplissent. Comme en une sorte de Genèse, de premier jour du monde, orée d’un regard natif, sourcier.
    Matière et manière, une femme est là, entière en son art, à nous rappeler qu’il s’agit, au sens pictural, musical aussi, d’accord. Que l’on accorde donc autant de crédit, de bienveillance, au regard de cette femme-regard qu’elle-même en offre, si largement, à ces bribes infimes de nous-mêmes qui sont aussi, et porteuses des hélices de notre ADN qu’elles sont, un peu de notre vrai visage – et parfois, dans un beau travail de tissage / métissage, d’échange, celui d’autrui, voire d’un autre parfaitement inconnu – et l’on verra ce que la plasticienne de ce regard a de neuf à nous conter sur nous-mêmes, sans rien vouloir nous imposer du sens, nous laissant libres d’arpenter la route, l’aventure, qu’elle déroule devant nos yeux surpris, aiguisés à leur guise.

    Tout s’accomplit ici à la marge, silencieuse forcément (le cheveu est de mèche avec le silence) entre visible et invisible, entre être et néant, sur cette frange, cette ligne de crête et ce fil de la lame / de l’âme où l’invisible borde ou berce le visible, s’y allie, probablement s’y marie. On trouve dans ces sutures, cette chirurgie aimante et ce travail de précision, quelque chose d’ouvertement nuptial.
    Alors la pince à épiler lie plus qu’elle ne segmente, le vernis respire, bat comme l’énergie d’un cœur plus qu’il n’immobilise ni ne fige.
    Mariage entre les cheveux, mais aussi entre cette artiste et celui ou celle qui regarde un travail aussi pascalien que cartésien, et cartésien qu’artésien, se donne à celle qui s’est donnée. Ce sont bel et bien des noces auxquelles nous sommes librement invités, conviés.

    La justesse est aussi proche de la modestie que les lettres qui la composent le sont de la justice. Il en faut pour se livrer corps et âme à cette tâche en apparence, en apparence seulement, dérisoire, perdue / éperdue à l’avance. De cette dé-préférence, qu’il lui arrive de nommer réserve, cette femme et cette amie des cheveux a fait son instrument choisi, rive la plus claire de son clavier.
    Aucun héroïsme pompeux ni pose de mauvais aloi : celle qui se livre à ce travail qui délivre, à cette tâche minimale de longue et pure haleine, est humble comme la pluie, le cheveu.
    Un artiste ne prend pas, tout au plus emprunte-t-il, il donne toujours.

    L’or. L’or aussi. Comme si la femme, toujours elle, de ce(tt)e geste, c’en est, au vrai, un(e) seul(e) au long du temps, poursuivi(e), repris(e), parfait(e), qui, vingt, cent fois, sur le métier a remis son ouvrage, son cheveu, se livrait, se donnait / s’adonnait / s’abandonnait à un orpaillage premier ; comme si, agenouillée, bergère sur la berge de la rivière du temps ou des lacs de ses entrelacs, et quasi orante d’une prière profane, son tamis à la main, sa battée posée non loin, cette femme aimée de la patience prélevait du temps les onces de la plus fine matière, quasi déjà l’invisible.
    JGL : je garde l’or. Mais, pour cette conservatrice attentionnée, cette bibliothécaire d’ombres et de reflets, le verbe garder à le sens de préserver, de veiller sur. Et si plusieurs amas évoquent des toisons, ainsi les pièces de la série Étrange, qu’ils riment alors avec le beau nom de Jason.

    Il est incontestablement quelque chose de religieux, de densément sacré dans cette attention obstinée et ouverte, cette éthique du lien. Pour qui voit la plasticienne au travail, mariant très concentrée sur une petite table les cheveux entre eux, nul doute qu’il s’agisse là d’une sorte d’office, très personnel certes, intimement intime, mais auquel tous ont le droit d’assister. Rien n’est caché, la porte est ouverte, le sourire non loin.

    En archers maladroits qu’ils sont, que nous sommes, les pédants – j’en suis – coupent les cheveux en quatre et, ce faisant, ratent la cible ; les artistes, eux, les coupent en mille puis, les mots ne mentent pas, atteignent le mille. Et celle qui collecte / collectionne les cheveux l’atteint tout autant. Pénélope ne fait pas que tisser / détisser, défaire son ouvrage diurne sous les feux de la lune, elle tend ici un arc fait de cheveux qui sont aussi son île, son Ithaque.
    Mais sans doute n’est-il nul besoin, comme je le fais, de tant et trop lier cette œuvre qui lie à de savantes références, de faire intervenir plus que de raison mythologies et mythes, ou encore le référent animal arachnéen attendu, ni même de trop savantes étymologies. Il ne convient pas de trop broder sur une brodeuse.
    Qu’il suffise juste de présenter autant d’attention que cette femme attentive en offre au cheveu, de revenir à la racine de ce radicalisme aimant, de l’approcher. De tenter non de le prendre mais de le comprendre. Non de le cerner mais de consentir libre à se laisser cerner. Non de le saisir mais d’en être saisi.

    La rencontre, mot qui importe tant pour cette femme, est l’orée de l’accord florifère des cœurs, des voix. Des yeux surtout. L’artiste vise à une rencontre des regards qu’elle nomme tour à tour rendez-vous, entrevue ou croisement, réunion ou événement.
    L’œuvre avancée, le moindre lien de cheveux est alors une proposition, un appel, une bouteille jetée à la mer, que celui qui regarde trouve, ou pas, sur une rive déserte et, en ce cas précis, une immense plage de liberté, libres que nous sommes de prêter à ces ténus travaux le sens que nous voulons, ou pas.

    Quelque chose est en jeu, décidément, de troublant, même de chancelant. C’est au verbe chanceler en effet qu’il faut désormais s’en remettre. Chancellement de tant d’art, d’une attention amoureuse portée en vue de créer, faire naître aussi, une émotion chez qui l’observe. Le trouble troublant de l’artiste n’a de sens que par le trouble troublé de qui observe ou reçoit son travail. Pour recourir à la juste périphrase par laquelle la plasticienne se désigne, celle qui fait est aussi celle qui fait rêver. Cette maison d’émotions qu’est la pratique d’un art est en dernier lieu un bâtiment fin, celui, assurent les dictionnaires, où l’on scelle certains actes. Une chancellerie, donc.

    Au vrai, il s’agit moins de conserver pour soi – rien d’égoïste, d’autocentré et de fermé, de puérilement captatif dans ce parcours des signes – que de nous tendre, nous rendre, nous offrir ces particules de nous-mêmes que nous n’avions pas vues et qui, ayant trait à nos traits, en disent tant et tellement, étrangement, sur nous, sur le temps, sur le sang qui nous héberge, sur le monde enfin qui nous entoure en nous. »