Arme

Un usage singulier & apparemment unique, d’une chevelure comme arme est utilisé comme ressort dans le roman « Bruges-la-morte » où Georges Rodenbach fait commettre par son personnage principal, un meurtre à l’aide d’une tresse de cheveux.

Après la mort de sa jeune femme dont il ne se remet pas, Hugues Viane s’est installé à Bruges. Veuf inconsolable, il conserve une relique sacrée qu’il vénère & qu’il garde chez lui depuis le décès de celle-ci : la longue tresse de ses cheveux blonds.
Il rencontre Jane, séduit par sa ressemblance physique avec cette dernière. Mais plus il en devient l’intime moins ce mimétisme fonctionne.

Un jour Jane vient chez lui. Elle ouvre le coffret en verre qui protégeait la blonde tresse de la défunte. Elle s’en empare & dans un jeu séducteur & arrogant, elle l’enroule autour de son cou.
Cette profanation provoque chez Hugues une colère aveugle qui le pousse au meurtre. Se saisissant des extrémités de la tresse il la serre si fort autour du cou de Jane qu’elle s’écroule étranglée par les cheveux de sa rivale.

Ainsi une chevelure devient « l’instrument de mort¹ ». La défunte tue la vivante par son biais. Le reflet l’emporte sur la réalité.

Véritable personnage du roman, Rodenbach a donné à la chevelure un triple rôle. De tresse qui symbolise la femme aimée, elle passe par le scalp-simulacre, puis devient le câble qui tue l’impossible substitution de celle-ci.
La boucle est bouclée, la mort s’y enroule d’un deuil à l’autre en un fantastique nœud.

Ce texte oscille entre nouvelle, poésie en prose et roman. Il paru d’abord sous forme de feuilleton du 4 au 14 février 1892 dans le Figaro.
Étoffé de deux chapitres supplémentaires il est ensuite publié comme roman, le premier contenant des illustrations photographiques.

L’édition de 1892 a pour frontispice un dessin du peintre symboliste belge Fernand Khnopff.

Frontispice de Fernand Khnopff.
Frontispice de Fernand Khnopff.

Dans ce dessin au fusain, une femme aux cheveux longs repose dans un suaire, au premier plan. Juste derrière quelques plantes masquent à peine une vue de Bruges avec canal, pont, & maisons bordant les quais.

Cette figure de la mort est jeune, belle et fleurie comme celle d‘Ophélie telle qu’elle a été peinte par Millais en 1852. Reliée par la végétation à la ville flottant dans l’eau, elle participe à l’atmosphère mélancolique dégagée par cette cité.
Cette image a contribué à « l’ophélisation » de Bruges que Bachelard a décrite  dans « L’eau et les rêves« .

Dès la couverture, par cette composition singulière, Khnopff introduit le lecteur dans un univers mélancolique & fantastique.
Le mouvement des longues mèches associe la morte aux eaux de Bruges. L’ondoiement de la chevelure qui flotte sur le suaire, en fait une rivière animée, retournant par anticipation la phrase de Bachelard² : « la rivière est comme une chevelure vivante. » Elle fonctionne comme une miniaturisation de la ville-eaux mortes.

Cette troublant histoire d’arme a été trouvé lors de mes recherches autour de la figure d’Ophélie.
Elle a inspiré une installation que j’ai nommée « MélancOphélie«  dans laquelle j’ai cherché cette vibration poétique, cette émotion fugitive, en me référant à l’image d’Ophélie liée à celle de l’eau, de la féminité & de la mort. J’ai conçu un triptyque où les cheveux évoquent la présence physique d’Ophélie, où les perles renvoient à la féminité, l’eau, la lumière & où les pétales de fleurs séchées suggèrent la mort.
Légèreté, transparence & fragilité font allusion à la vie éphémère d’Ophélie.

¹ : Georges Rodenbach  « Bruges-la-morte« 

² : Gaston Bachelard « L’eau et les rêves »